PORTRAIT: Jeanne-Sophie de Peretti, des eaux du MBA à celles de l'Art
- Gratt'os Team
- 24 janv.
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Je m’avance, longeant les pointillés dessinés au sol et en ligne droite, jusqu’au bourg de petit coin d’île de France à l’allure de village. Le fond de l’air est froid, même glacé, mais le soleil darde sur mon visage, la caresse de ses rayons. C’est agréable. A défaut d’avoir le corps au chaud, mon âme l’est. Je saurai m’en contenter. Quelques vingt minutes de marche séparent ma gare d’arrivée, de l’atelier de Jeanne-Sophie de Peretti. Je les parcours en fredonnant une mélodie de Brahms. La Symphonie n°3 si souvent associée au thème de l’amour. Harmonie dansante entre éros, philia et agapè. Et qu’est-ce que l’Art, si ce n’est l’amour de la vie? Madeleine Leblanc nous entretenait sur ce point avec une rare lucidité: « Etre artiste, c’est beaucoup plus qu’aimer un art, c’est aimer la vie, c’est vivre doublement, passionnément, intensément. »
Je me laisse donc envelopper par ces quatre mouvements, comme je laisse s’imprimer sur mon corps
ceux des quatre saisons, au rythme des soubresauts. Sous mes yeux, partout, un camaïeu de verts tendres s’étire, m’éveillant par surprise aux charmes de l’instant présent. Je ralentis mon pas. De manière opportuniste, je m’accroche à cet écrin de verdure que rien, ou si peu, ne vient troubler. Chronos l’effronté, dans un bien joli pied de nez, s’amuse de son refus à suspendre sa course débridée . Aucun doute, il juge ma tentative de communion à la transcendance bien farfelue. Mais

voilà qu'il est à présent largement l’heure de retrouver mon hôte. J’allonge mon pas. Bientôt, se dresse devant moi, un portail métallique sur lequel trône une clochette à agiter pour signaler sa présence. J’hésite à l‘ébranler. Entendre son joyeux tintement me séduirait pourtant assez. Je renonce. Le coup de fil à la maitresse d’atelier me semble plus approprié. La voici qui apparaît. Une paire de jeans, un pull bleu marine tendu sur son ventre arrondi et sur ses épaules, une cascade de cheveux bruns, lisses et denses.
Jeanne-Sophie de Peretti a cette expression si caractéristique des personnes douces et sereines avec lesquelles, on a l’envie immédiate de s’asseoir pour déguster un café. Son ton, ses manières me le confirment. C’est une femme avenante, dont la générosité est évidente. Elle s’exprime posément, mais avec passion. Je décèle même une certaine ferveur dans son propos. Son art, comme celui de tous les créateurs, est un prolongement de sa psyché. Elle le porte, le vit, l’inspire et l’expire avec force. Il y a toutefois, quelque chose de différent chez cette femme… Tandis que je la détaille attentivement, son image me renvoie sans crier gare à une oeuvre de Frida Khalo, La colonne brisée.

Jeanne-Sophie abrite, comme chacun d’entre nous, sa propre tectonique des plaques de laquelle jaillissent failles et fêlures. Mon égaiement croît davantage encore lorsque mon esprit jumèle l’art du Kintsugi, dont je suis férue, à son travail. Chaque coup de pinceau, en balayant la surface de ses toiles, semble sublimer les craquelures de l’observateur. Ses oeuvres, sur fond d’azur, semblent se plaire à restaurer l’enfant intérieur qui, flétri au milieu de nos ombres, peine à faire reconnaître et à libérer notre essence profonde. La vie intérieure Jeanne-Sophie y croit. Lâcher prise, faire place nette à l’inconscient c’est, comme l’écrivait Anaïs Nin qu’elle me cite, réconcilier l’homme, la femme et l’enfant qui cohabitent avec pénibilité en chacun de nous. L’enfant encore. L'enfant qu’elle apprécierait rapprocher, peut-être même rabibocher, des adultes sérieux et graves que nous sommes devenus.
Par à-coups, les portes de son monde s’entrouvrent. Je n’y ai pas encore baigné que déjà, j’en distingue l’écho des doux murmures de ses flots. Mais c’est d’abord mon oeil qui croque la splendeur de son échantillon de Bleu colbat, céruléen ou d’Égypte. Autant de nuances pour dire les sentiments profonds, les idéaux, la noblesse, la rêverie, l’intuition, la sagesse ou l’imaginaire. Car c’est bien d’imaginaire et de sagesse, de rationalité et de sensibilité que la grande main cosmique a désiré façonner Jeanne-Sophie.
Voilà que la vision de Frida me revient… Avec habilité, celle-ci se juxtapose à ce tableau. Sous mes

yeux, les forces, capacités de résilience et souffles de vie des deux femmes se mêlent et se confondent. L’émotion de Jeanne-Sophie est toutefois accompagnée, bordée, ceinte de bandages de philosophie et de psychologie. C.G Jung officie en guérisseur dont les remèdes fluviaux se mêlent avec grâce à ses propres eaux. Au milieu de ce flux interne, une structure robuste. Intermédiaire, certes solide mais non ferreux, reposant plutôt sur un alliage de ressources académiques et professionnels luxuriantes. Son curriculum vitae est impressionnant: prépa, école de commerce, postes à responsabilités dans des activités et secteurs résolument tournés vers l’art. Son métier lui plait, la stimule, mais la petite Jeanne-Sophie, passionnée de dessin, n’a de cesse de frapper à son carreau. Le rêve est toujours là, intact, prudemment conservé à l’abri de son coeur. La rupture conventionnelle est inévitable. Une césure de deux ans s’impose. Jeanne-Sophie s’offre le « confort » d’un revenu régulier et surtout, l’incroyable opportunité de se mesurer à son ambition. Dès lors, la voilà volontairement exclue des rangs du salariat pour grossir ceux de l’entreprenariat. L’image d’Épinal pourrait ici rattraper le néophyte. Quelle grossière erreur cela serait! Jeanne-Sophie ne parcourt pas son atelier le cheveux hirsute, le regard vide, la créativité booster à l’absinthe… Les clichés ont la vie dure… Elle tient d’ailleurs à le souligner: sa pratique créatrice n’occupe guère plus qu’un tiers ou la moitié de son temps. Le restant, elle le consacre au versant entrepreneurial de son état: optimiser sa communication, soigner le branding, organiser l’administratif et la comptabilité,, répondre à des appels ou organiser une exposition. Eurythmie qu’elle jauge et peaufine au sein du Cercle de l’Art. Une communauté d’entraide entre artistes femmes désireuses de s’émanciper financièrement grâce à leurs oeuvres.

Tandis que nous marchons jusqu’à son atelier, je ne peux m’empêcher de noter à quel point Jeanne-Sophie s’anime lorsqu’elle parle de la femme. Chez elle, aucun sordide sentiment de rivalité féminine. La sororité, elle y adhère pleinement. Autant, je le crois, qu’à la puissance du féminin.
Il n’aura guère fallu plus qu’une ou deux enjambées pour abattre la distance nous séparant de son antre. Aussitôt le seuil franchi, je tombe en arrêt. Une toile me remue anormalement. A cette distance, et sans lunettes, je n’avise pourtant que du bleu, un peu de violet peut-être et des vagues. Pourquoi suis-je aussi ainsi hypnotisée, même paralysée? Ce tableau, simple en apparence, me gêne, me touche, m’apaise et me révolte tout à la fois. C’est un paradoxe et un séisme d’une rare violence auquel mon coeur est confronté. Jeanne-Sophie poursuit ses explications sur son travail autour de l’onirisme et des animaux. J’entends quelque part au loin qu’elle mentionne l’envol, la liberté, le rêve. Pendant ce temps, je m’évertue à prier pour que mes jambes, qui se dérobent et s’enracinent tout à la fois, ne m’abandonnent simplement pas. Je feins le naturel, je souris, j’écoute, je réponds et relance même la conversation. Impossible toutefois de retrouver la pleine possession de mes moyens. Soudainement, je ne tiens plus. J’ai besoin d’en apprendre davantage sur cette oeuvre. La pointe de ma langue frétille déjà des nombreuses interrogations qui s’y bousculent. Malgré tout, les mots s’emmêlent, s’agencent péniblement ou se refusent à traduire justement ma pensée. Présente absence écrirait Darwich… Mon embarras est si grand que je suis contrainte de lui avouer mon trouble. Ma voix me semble rauque, mes mots imprécis, ma pensée confuse, mon regard voilé. Avant de quitter les lieux, mon oreille accroche le titre de ce tableau: « Tout coule, tout passe et renaît différemment ». La vie a parfois ses clins d’oeil.
Pour retrouver Jeanne-Sophie de Peretti, rendez-vous à l'Atelier Lardeur, 79 rue du Cherche midi 75006, du 9 au 13 avril 2025.
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