La spoliation des Juifs de France. Rose Valland une femme à l'oeuvre #1/3
- Mathilde Jean-Alphonse
- 26 avr. 2024
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 avr. 2024
Aujourd'hui, je vous propose de me rejoindre pour un voyage au coeur de l'Histoire. Conjointement, et au travers une série d'articles, nous aborderons, si vous l'acceptez, les champs et contre-champs d'épisodes exaltants ou traumatiques, parfois méconnus voire inconnus, de notre récit collectif. Pour cette première rencontre, place est faite à la spoliation des biens artistiques des Juifs de France au cours de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).
Nous avons certes appris- pour certains vus- l'abomination des camps de concentration, les wagons à bestiaux bondés, les crânes tondus, les avant-bras tatoués, les corps meurtris, les charniers à ciel ouvert, mais nulle part dans nos manuels scolaires ou parmi les oeuvres littéraires sélectionnées pour transmettre l'indicible, ne figure l'ignominie du pillage culturel des Juifs par les nazis.

Pourtant, ô combien il est nécessaire d'écrire et de rappeler que le Troisième Reich et ses
protagonistes se sont montrés des collectionneurs voraces. Voraces d'âmes exténuées, de chairs bousillées, de filiations gazées, d'aspirations brisées mais également, de réalisations artistiques aux accents classiques et réalistes uniques. Un véritable bal des pillards hissant l'hexagone au rang de territoire le plus détroussé de toute l'Europe de l'Ouest durant cette guerre d'anéantissement. De fait, ça n'est pas moins d'un tiers de son patrimoine artistique qui a été confisquée à la fange la plus honnie de la population française, les Juifs.
Si d'Hitler nous ne savons finalement que peu de choses, sa soif de reconnaissance artistique est quant à elle bien renseignée. Et pour cause, ce besoin de légitimation fonde, en partie, le terreau de son idéologie nazie, de ses manoeuvres politiques et de sa folie meurtrière. L' Art, son esthétisme, ses talents ont indéniablement été de puissants moteurs pour le chef de parti allemand dans l'orchestration de l'un des plus cruels conflits de l'Histoire.
Dans Mein Kampf (1925), celui qui ne concourt pas encore au titre du plus effroyable dictateur déguisé écrit en évoquant son don pour la peinture qu'il "ne surpasse que mon talent de dessinateur particulièrement dans le domaine de l'architecture." Du talent, personne ne semble pourtant lui en prêter. Jeune homme, Hitler tente par deux fois d'intégrer l'académie des Beaux-Arts de Vienne, en vain... Peu après, c'est à la porte de l'Ecole d'architecture de la capitale austro-hongroise que l'aspirant démiurge toque. Mais là encore, chou blanc... En définitive, ses créations se borneront à de simples cartes postales peintes à la main qu'il revendra à la sauvette lors de sa période de chômage et à la conception de quelques panneaux publicitaires. Rien de bien transcendant en somme pour celui qui s'imaginait déjà égaler le Maître Rembrandt.
De Rembrandt d'ailleurs parlons-en! L'artiste néerlandais trône en bonne place dans l'Olympe intérieur du futur chef de parti nazi pour qui, il n'est rien de moins qu'un nouveau Zeus. Pour l'y loger, Hitler s'est hissé sur un livre-escabeau, L'enseignement de Rembrandt du nationaliste allemand Julius Langebehn. Un essai au sein duquel, son auteur présente le peintre de La Ronde de Nuit (1942) comme le modèle idéalisé de la race aryenne et de l'identité culturelle germanique. C'est donc sous perfusion de ce manuscrit que Her Wolf (Monsieur loup) échafaude son culte. Un choix pour le moins surprenant si l'on s'en réfère aux propos du poète Chaim Nachman Bialik qui désigne Rembrandt comme "ce génie surdoué (qui) a miraculeusement capturé le coeur de l'âme hébraïque, comme aucun autre peintre." L'artisan de la sublime Danaé (1936) n'a, en réalité, jamais eu de cesse de tisser d'étroits liens avec la communauté juive d'Amsterdam. Mais qu'importe les paradoxes et contradictions... Hitler, comme le Petit Chaperon rouge, se promène guilleret, un panier de réinterprétation sous le bras.
Porté par sa passion picturale -il continue de peindre et dessiner alors même qu'il entre en politique - le futur chancelier nourrit des rêves de grandeur. L'homme à la célèbre moustache sait que seules, les victoires militaires et conquêtes territoriales ne forgent pas la gloire d'une idéologie, d'un parti, ni même d'un chef. Certes, il n'est pas encore le Führer, mais s'attache déjà à créer son prestige. Une course frénétique au rayonnement dans laquelle, Herr Wolf se lance bien avant l'avènement du concept de soft power théorisé par le politologue Joseph Nye en 1990 ou des réseaux sociaux. Nul besoin de tels artifices pour ce carnivore. Hitler a pleinement saisi les enjeux d'une communication réussie pour parvenir au sommet.

Dénué du talent des Maîtres de la Renaissance, le despote se montre néanmoins avisé lorsqu'il s'agit de bâtir et diffuser sa propre mythologie. Pour y parvenir, il choisit de s'inspirer des plus grands tacticiens et stratèges militaires. Les expériences de ces conquérants lui enseignent que l'image, la représentation, le mythe sont tout. Sur les champs de bataille, comme en-dehors. Dès lors, le chef de meute bichonne l'esthétique de son empire. Il élabore une architecture léchée pour ses défilés, confie à Hugo Boss les uniformes de son armée et porte une attention particulière aux design de ses insignes et drapeaux. A ses ambitions belliqueuses, le gouvernant raciste mêle donc étroitement son amour de l'Art. Il est tout à la fois Alexandre le Grand et Franz Eichhorst.
Galvanisé, autant par sa vision de lui-même que par celle de son projet, Hitler s'envisage comme le plus fiable contremaître du bon goût. Ainsi, le premier des nazis dresse t-il une ligne de démarcation franche et hermétique entre les productions qu'il juge nobles et les autres. Dès lors, la sentence ne manque pas de tomber, l'art moderne est frappé d'anathème. Picasso, Matisse, Rembrandt (quelle surprise!), Léger, Braque, Miro, Kandinsky, Modigliani, Chagall et l'intégralité de leurs oeuvres sont classés dans la catégorie "Art dégénéré". Un travail d'épuration préfigurant les véritables intentions du nazisme.
Le faste auquel Hitler prétend ne peut pourtant être atteint par ce seul processus. Non, il faut également veiller à la récupération d'oeuvres. L'ambitieux veut en effet recouvrer la pleine jouissance des trésors artistiques volés à l'Allemagne depuis le XVI ème siècle. L'ennemie à abattre? La France, coupable de rapts sous le règne de Napoléon. Dissimulé derrière le mousquet, un éminent historien d'Art, le Dr Hans Posse. Cet élégant vautour se voit doté d'une colossale enveloppe de dix millions de marks pour conduire l'offensive. Budget qui, bien que déjà conséquent, n'aura de cesse d'augmenter durant la guerre, jusqu'à avoisiner, à la fin de l'année 1944, les soixante-dix millions de marks. Non négligeable, la dotation n'empêche nullement la mise en place par les nazis de vols organisés et systématiques à vaste échelle. Ce qu'Hitler veut, il le prend! Pièces d'orfèvrerie, peintures, instruments de musique, livres rares ou vies, quelle importance? Et au milieu de cette escalade de violence, la mission dont est affublé Posse n'est en fait que le premier échelon. Hitler rêve ne se prive plus d'évoquer à haute voix l'une de ses plus folles utopies, la création d'une nouvelle galerie culturelle.
Mais saviez-vous que le Führer était un enfant des Alpes autrichiennes? Plus précisément de Linz, chef-lieu de cette province. C'est d'ailleurs là-bas, que l'homme prévoit d'établir la plus essentielle, à ses yeux, vitrine du Reich, un musée abritant la plus grande collection d'oeuvres d'art du monde. Les plans du Fühermuseum révèlent la conception d'un espace d'envergure comprenant un opéra, un théâtre, une bibliothèque, un hôtel et bien évidemment, une immense galerie permettant d'accueillir les pièces rackettées par Posse. Là encore beaucoup d'ambitions pour aucune concrétisation. Le Führermuseum ne sortira jamais de terre.
Mais pour l'instant revenons au mois de juin 1940. L''occupation française débute. Posse transmet son premier rapport à Hitler. Sur les nombreux feuillets qui parviennent jusqu'au sommet de la chancellerie, le spécialiste de l'art égrène un à un, les noms des quelques quatre-cent-soixante-cinq tableaux dont il a pris possession. Un beau coup de filet certes, mais qui est loin de satisfaire l'historien. Sans détour et sans tarder, il s'en ouvre à son employeur. Fin connaisseur, Hans Posse, prodigue au Führer des conseils aux antipodes de la ligne officielle. En effet, le conservateur insiste auprès du Wolf sur l'absolue nécessité de se procurer des toiles de Vermeer, Rubens, et bien évidemment Rembrandt pour répondre aux exigences d'une collection digne de ce nom, Frustré par ce rappel, Hitler ordonne la captation des avoirs artistiques privés d'individus qu'il juge indésirables. Une manne de personnes non grata en Autriche, Tchécoslovaquie et dans l'hexagone. Parmi eux, les représentants de grandes familles et d'illustres marchands d'art Juifs français tels que Paul Rosenberg, Rothschild, Bernheim-Jeune, David Weill, Schloss ou encore Alphonse Kahn.
C'est Otto Kummel, Directeur des Musées de l'Etat qui est en charge de répertorier les trésors de ces

dynasties. Des mois durant, cet amoureux d'art froid et méthodique s'emploie donc à pister des centaines d'oeuvres et leur propriétaires. De cette quête naîtra une liste précisant les noms et origines de mille huit cents travaux artistiques de grande valeur. Ne vous y trompez pas, le rapport Kummel ne constitue que les prémices d'un dispositif de pillage d'une ampleur inédite. Au total, ce sont plus de cent mille oeuvres d'art, cinq cent mille pièces de mobilier et plus d'un million de livres et manuscrits que les nazis dérobent sur l'ensemble du territoire français sous la houlette du Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) l'équipe d'intervention du Reichsleiter Rosenberg.
Que deviendront ces oeuvres? Seront-elles sauvées? Et si oui, par qui? Les réponses dans le prochain épisode...
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