Facebook instrument du chaos, deux femmes alertent
- Mathilde Jean-Alphonse
- 5 août 2024
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 août 2024
« Il n’est pas nécessaire de brûler des livres pour détruire une culture. Il suffit que les gens arrêtent de les lire. » La sentence de Ray Bradbury, pointure du genre de l’anticipation, dissimulait entre ses lignes la plus vraisemblable des prophéties à ce jour. Pour détruire une culture - et par celle-ci LA culture- il aura suffi que les peuples préfèrent aux livres le dieu technologie. Et qu’importe si cette divinité, toute magnifiée de son auréole d’hégémonie permettant de supplanter presse et journalisme, conduit à la prolifération d’antagonismes, peurs, colères, haines et violences au sein des sociétés et entre puissances étatiques. Il est dit que l’algorithme est le nouvel eldorado. Il est tu que nulle technologie n’existe ni ne pré-existe par elle-même et qu’invariablement, elle ne peut qu’exhaler les passions très humaines de ceux qui la codent.
Si l’innovation, et plus singulièrement la data, est un levier de croissance formidable, elle n’en demeure pas moins, et peut-être même avant tout, un enjeu humain. Par l’entremise d’ordonnancement et de valorisation de contenus informatifs grâce au seul biais, ou presque, de l’intelligence artificielle c’est l’Etat de droit et la vision démocratique qu’il enveloppe qui sont, et de plus en plus, mis en danger. Il est désormais impossible de nier que l’impératif de rentabilité, encouragé par une désolante absence de régulation du virtuel, s’oppose à celui de véracité. Le premier favorisant un glissement sans fin vers la désinformation et manipulation à large échelle. Or lorsque l’impunité sévit online, elle précipite l’impunité off ligne.
Facebook, par son inaction en matière de réglementation et sa soif de profits -à l’instar de l’ensemble des plateformes de réseaux sociaux- contribue aux persécutions de défenseurs de droits humains, journalistes et personnalités politiques, à la création et diffusion de théories du complot et aux massacres de populations. Deux femmes, l’une Prix Nobel de la paix, l’autre lanceuse d’alerte s’en émeuvent et nous avisent à grand bruit des menaces qui planent sur nos sociétés plébéiennes.
La première s’appelle Maria Ressa. Son nom ne vous est peut-être pas familier pourtant, la journaliste en exercice depuis près de quarante ans a été récompensée du Prix Nobel de la paix en 2021. Distinction qu’aucun journaliste ne s’était vu attribuer depuis 1935. En arrière-plan de cette reconnaissance et consécration émerge la figure de l’un des rares médias philippins libres, Rappler, dont elle est l’une des fondatrices. Mue par un profond désir de changement, Maria prône et inscrit, au commencement, sa démarche informative dans les pas d’un journalisme d’investigation « s’appuyant sur le pouvoir des plateformes de réseaux sociaux pour constituer des communautés d’action au service d’une meilleure gouvernance et de démocraties plus solides. » En somme, la femme-reporter se positionne, pour un temps du moins, comme une fervente adepte et défenseure du modèle Facebookien.
La seconde, Frances Haugen, ingénieure, scientifique des données, employée du célèbre visionnaire Mark Zuckerberg entre 2019 et 2021 nourrit ses talents d’abord au sein du département Civic Misinformation (la Désinformation citoyenne), puis au Counter-Espionnage (Contre-Espionnage) de Facebook. A sa sortie des effectifs, le public la découvre. Elle gagne ses galons de lanceuse d’alerte mondialement connue. Plongée dans les méandres du réseau social, horrifiée par ce qu’elle y déterre, Frances s’attache au cours des mois précédents son départ, à consciencieusement extraire et renseigner quelques vingt-deux-mille pages de documents du ventre de la bête Facebook. Par la suite, épaulée par le journaliste américain Jeff Horwitz, celle qui n’est encore qu’une anonyme parmi tant d’autres porte à la connaissance du monde la complète lucidité, l’étendue et la gravité de l’inertie de son ancienne entreprise face à la montée des haines engendrées par la désinformation propagée sur ses canaux.
Parce que chaque récit doit s’amarrer à une date précise faisons débuter celui-ci en 2013 soit, un an après la création du média Rappler. Cette année-là, des scientifiques chinois, après analyse de soixante-dix millions de messages répartis entre deux-cent-mille utilisateurs, parviennent à la conclusion que « la colère est plus influente que d’autres émotions telle que la joie. » Trois ans plus tard, Facebook accrédite cinq nouveaux émoticônes permettant aux consommateurs d’exprimer l’émotion suscitée en eux à la lecture des publications de leurs proches. La mayonnaise prend, le filon est bon! Toujours en quête de maximisation de ses profits, le géant du numérique table dès lors sur la viralité des contenus mis en ligne pour accroître ses recettes publicitaires. Dans le plus grand secret, la société révise donc ses algorithmes. Les contenus déclenchant indignation et fureur sont ainsi poussés attirant de fait, cinq fois plus de vues que ceux éveillant des sentiments positifs. Malheureusement, la manoeuvre ne passe pas longtemps inaperçue. Les uns après les autres, les désinformateurs tirent profit de ces caractéristiques pour orienter et générer l’engagement désiré. Une ascendance depuis confirmée par des chercheurs du MIT ayant pris soin d’étudier le cycle de vie de douze-mille-six-cents rumeurs diffusés par trois millions de personnes sur le réseau X (anciennement Twitter) entre 2016 et 2017. A l’issue de leur analyse, ces derniers rendent compte de la réalité: la circulation de fausses et mauvaises nouvelles est à la fois plus importante et plus rapide (six fois plus) que celle des vraies. Un phénomène particulièrement prégnant sur les territoires au sein desquels le recours à un navigateur mobile s’avère trop coûteux pour les autochtones et donc la richesse grâce à la diversité des sources d’information inabordables.
La truffe Facebook s’agite alors. La plateforme sera l’alliée toute désignée pour réparer cette carence. Les Philippines sont inondées de subventions garantissant la saturation du pays. Les habitants découvrent et profitent dès lors d’un accès illimité et gratuit à l’incontournable réseau social depuis leurs téléphones portables. Galvanisés, les philippins se saisissent de l’outil avec reconnaissance et avidité. En un tour de main, l’entreprise devient l’un des principaux fournisseurs d’informations de la population. Rodrigo Duterte, alors candidat à la présidence des Philippines, ne s’y trompe pas. Bien décidé à rafler les élections, l’avocat s’appuie sur la plateforme pour mener à bien sa campagne électorale. Il recourt ainsi à la création de groupes qui, portés par la force du nouveau modèle d’influence des algorithmes, suit un calendrier d’intox brodées sur un canevas haineux. L’objectif? Façonner l’image d’un sauveur providentiel dans un pays ravagé par les méfaits de la drogue.
Petit à petit, peint sur un horizon de demi-vérités et mensonges, se détache des cieux philippins un climat de frayeur. Duterte ne relâchera plus la pression. Avec une précision et méthodologie d’horlogerie suisse, la machine Duterte s’échinera à tuer chacune des voix indépendantes cherchant à s’élever contre sa tyrannie. Pour parvenir à ses fins, l’ambitieux ne reculera devant rien. Discrédit, harcèlement, destruction des réputations à travers la publication de messages répétitifs assimilant ses cibles à des pêcheurs, délinquants ou criminels servant avant tout leurs intérêts particuliers, tout y passe. Le réseau Zuckerberg sert son prosélytisme. Cette propagande, ravageuse, est naturellement accentuée lorsqu’il s’agit de bâillonner les médias non-annexés à son parti. Une coulée mêlant détestation et fanatisme charriant dans son sillage la colère populiste qui portera le nouveau Caligula jusqu’au sommet de l’Etat. Rappler ne bénéficiera d’aucun traitement de faveur. Sous la pression du pouvoir et face à ses incessants efforts de diffamation en ligne, le succès fulgurant du média se dément abruptement. C’est la douche froide. Maria Ressa tombe de haut. Facebook ne fournirait donc pas la mallette du parfait reporter? Où sont passés les crowdsourcing des nouvelles, les sources inédites et le rassemblement des foules pour de nobles causes? La journaliste perd ses illusions. A partir de 2016, elle dénoncera avec rage l’impunité qui sévit sur ces deux fronts. D’une part, la guerre contre la drogue du président Rodrigo Duterte, à l’origine de quatre-mille arrestations et six-mille morts aux Philippines, de l’autre, celle du réseau social Facebook qui, sous couvert de liberté d’expression contribue à l’imprégnation des idéologies les plus extrêmes dans les sociétés et à la mise en danger des libertés et vies d’autrui.
Averti de l’élan destructeur et de la responsabilité de son entreprise dans les bains de sang philippins, Mark Zuckerberg l’est. Il ne fait pourtant rien pour enrayer la machine. Au contraire, Frances Haugen nous renseigne sur le tournant que ce dernier choisit d’opérer à partir de 2017. Bien que le lien entre érosion de la qualité des contenus et dangers pour les populations soit désormais illustré par l’exemple Philippin, le PDG de Facebook pousse plus avant son expérimentation. Ce dernier affirme sa volonté: la recherche de réactions de la part des utilisateurs doit prévaloir sur la fidélisation. A compter de cette date, les flux des plateformes ne cesseront de déverser leurs logorrhées extrémistes.
Mais revenons en 2017. L’intelligence artificielle poursuit sa progression et bientôt, la firme Facebook se retrouve confrontée pour la première fois à des violences intercommunautaires à grande échelle. Là encore, et ce n’est pas un hasard, le pays concerné se situe en Asie du Sud-Est. En effet, et comme le révèle The Guardian, en 2014 moins de 1% des cinquante-trois millions de Birmans disposent d’un accès à Internet. En 2016 -année charnière dans la politique de conduite du développement de Facebook- la Birmanie comptait plus d’utilisateurs que n’importe quel autre pays de cette partie du monde. Il n’aura fallu que deux années à l’organisation pour redéfinir le paysage birman. Une fois la population branchée, l’Inquisition pouvait débuter. A une nouvelle époque, de nouveaux bourreaux. Aucun clerc visible à l’horizon. Cette fois, ce sont les militaires au pouvoir en Birmanie -pays à majorité bouddhiste- qui s’appliquent à mettre en place un réseau de dizaines de milliers de comptes, pages et groupes chargés de diffuser et d’étendre la propagande visant à l’anéantissement de la minorité musulmane des Rohingyas. Ces soldats et gradés, désireux d’un profond nettoyage ethnique s’appuient sur le laxisme des règles de sécurité de Facebook pour attiser les haines et violences à l’encontre de cette population. Sur sa page personnelle, Min Aung Hlaing, plus haut dignitaire de l’armée birmane, rédige ce bref message: « Nous déclarons ouvertement que dans notre pays, il n’y a absolument pas de race Rohingya. » Février 2021, l’homme s’est installé à la tête du pays. Deux-mille-cinq-cents personnes ont été massacrées. Sept-cent-mille ont du fuir leur nation. Frances Haugen partage ses observations: « Facebook a servi de chambre d’écho à des anti-Rohingyas qui ont favorisé cette campagne. Des trolls propagandistes liés à l’armée birmane et à des groupes nationalistes bouddhistes radicaux ont inondé Facebook de contenus anti-musulmans, véhiculant à tort l’idée que les musulmans se préparent à prendre le pouvoir. Les messages établissaient régulièrement et sans relâche des comparaisons entre les musulmans et les animaux et préconisaient de « supprimer » la « race entière ». » Un scénario qui n’a pas manqué de se reproduire en 2021, cette fois en Ethiopie.
« Il est fondamental de veiller à ce que la personne bénéficie des informations appropriées afin de pouvoir consentir à ses interactions. Si on lui dissimule ou ne lui communique pas des informations à même de modifier ses décisions, on exerce du pouvoir sur elle. C’est de la manipulation. C’est précisément ce que j’ai vu Facebook faire à maintes reprises. Non seulement dissimuler de l’information, mais nier la vérité quand des gens exprimaient leurs inquiétudes. » a également déclaré la lanceuse d’alerte. Soulignons toutefois que Facebook a bien mis en place un système de vérification des faits dès 2016. Pour autant, son efficacité n’a jamais été éprouvée. Et pour cause, les journalistes partenaires - personnes en charge d’examiner les informations- ne produisent en moyenne qu’entre vingt et cent expertises par mois. Ce qui, bien évidemment, se situe très en deçà de la quantité d’informations circulant au niveau mondial sur le réseau. Mais au fond doit-on en vouloir à Mark Zuckerberg? Il est évident que le refus du patron du plus influent des réseaux sociaux d’allouer les ressources nécessaires à la sécurité de sa plateforme engendre de très lourdes conséquences. Néanmoins, et comme le souligne Frances Haugen, le fil de rétroaction récompensant les contenus extrêmes s’est formé sur un laps de temps long au cours duquel utilisateurs, politiques ou encore grands patrons n’ont pas été suffisamment regardants quant aux contenus qui leur étaient présentés ni assez exigeants quant au niveau d’éducation permettant à leurs concitoyens de repérer et faire face aux propagandes en tout genre.
Maria Ressa le rappelle: « L’éducation est la clé d’une gouvernance de qualité et il faut une génération pour que l’investissement de l’éducation porte ses fruits. De même, l’absence d’investissement dans ce domaine se manifeste avec une génération de décalage. (…) L’argent qu’une nation consacre à l’éducation est un investissement dans son peuple. »
L’ère des réseaux sociaux a définitivement entérinée et rendue tangible celle de la mondialisation. Un brassage qui ne peut être perçu que comme une formidable opportunité d’enrichissement pour les nations et pour les individus. Néanmoins, cette circonstance ne va pas sans quelques responsabilités et complexités. Responsabilités des gouvernants à l’encontre des gouvernés à qui il est indispensable d’octroyer une solide éducation et une protection sans faille face à des menaces, ingérences et agressions de plus en plus dangereuses et pernicieuses sous risques de voir éclater la cohésion sociale. Complexités car cette nouvelle guerre de l’information nécessite compréhension, adaptation et mise à distance de discours haineux, mensongers et manipulateurs. Or, il est impossible de se livrer à cet exercice sans un savoir conséquent et global. La connaissance seule permet la confrontation des données et l’élaboration de synthèses comme courant de pensée transversale servant à l’éclairage et à la bonne entente des individualités et masses.
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